Le CJARC (Club des Jeunes Aveugles Réhabilités du Cameroun) joue un rôle déterminant auprès des personnes handicapées en général et des personnes déficientes visuelles en particulier au Cameroun. Coco Bertin Mowa, son Directeur Général, a répondu à nos questions sur l’importance et l’impact des actions de sensibilisation menées par le CJARC.
MEB – Quelle part représente la sensibilisation dans l’ensemble des activités menées par le CJARC ? Ces actions sont-elles complémentaires ?
CB – La sensibilisation a une part très importante dans l’ensemble des activités du CJARC depuis sa création. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons consacré toute une direction à la communication. Nous menons de nombreuses activités de sensibilisation. Parmi celles-ci, nous comptons des activités annuelles telles que la fête de la jeunesse au Cameroun (11 février), la journée internationale de la femme (8 mars), la journée de l’enfant africain (16 juin), l’anniversaire du CJARC (4 août), la journée internationale de la canne blanche (15 octobre), la journée internationale des personnes handicapées (3 décembre). Ce sont là des occasions que le CJARC saisit pour sensibiliser. Au-delà de ces journées traditionnelles, le CJARC organise des sensibilisations dans des églises et dans des associations. Notons aussi que le CJARC utilise les médias comme un grand outil de sensibilisation. Par le passé, nous étions les premiers à aller vers les médias mais grâce à la réputation du CJARC aujourd’hui, de nombreux médias sollicitent le CJARC, prennent eux même l’initiative de venir vers nous à la recherche d’informations.
MEB – Quels ont été les fruits du travail de sensibilisation du CJARC au niveau national depuis sa création, dans la vie des personnes handicapées de la vue ? Le travail de plaidoyer est-il efficace ?
CB – Je dirais que le fruit de la sensibilisation dans la vie des personnes déficientes visuelles au Cameroun est inestimable. Il serait difficile de l’évaluer en quelques mots. Nous pouvons simplement citer quelques exemples.
Par le passé, les personnes non voyantes étaient regardées avec mépris, avec dédain, c’était parfois des injures dans la rue. Les gens traitaient les personnes handicapées de la vue de sorciers et autres… Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui regardent les personnes handicapées avec admiration et qui osent même venir vers la personne handicapées sans avoir peur d’être contaminé, sans avoir peur de recevoir des moqueries des voisins. Nous pouvons également noter que nombreuses sont les personnes handicapées qui grâce aux sensibilisations menées par le CJARC ont retrouvé le chemin de l’école, ont fait des études importantes et ont même été accompagnées par le CJARC au point de trouver des emplois appréciables.
Le travail de plaidoyer est très efficace. Il a contribué à « faire bouger les lignes » comme on dit. Il faut dire que grâce à ce travail de plaidoyer mené par le CJARC et d’autre organisations de personnes handicapées, le Cameroun a publié en 2010 une loi portant protection et promotion des personnes handicapées qui est révolutionnaire par rapport à la précédente. Elle prévoit des mesures coercitives et incitatives, ce qui n’était pas le cas par le passé. Il a également fallu mener un plaidoyer afin que le décret d’application de cette loi soit signé en 2018 par le Premier Ministre, chef du gouvernement. Au-delà de cette loi, le travail de plaidoyer a permis de prendre en considération les personnes handicapées et de favoriser leur recrutement dans différentes administrations. Plusieurs déficients visuels formés au CJARC ont bénéficié des recrutements et sont aujourd’hui en service dans différents départements ministériels et même dans certaines entreprises de la place.
Le CJARC mène également un travail de sensibilisation pour la participation des personnes déficientes visuelles aux processus électoraux au Cameroun. Tout a commencé en 2011. Le CJARC a travaillé aux côtés des organisations comme Sigthsavers pour une participation effective des personnes handicapées aux élections présidentielles de cette année-là. Notre travail a consisté à sensibiliser les personnes handicapées afin qu’elles participent aux élections présidentielles en s’inscrivant massivement sur les listes électorales.
En 2013, lors des élections législatives et municipales, l’expertise du CJARC a été de nouveau sollicitée pour poursuivre ce travail de sensibilisation. Cette fois-là, il était question d’amener les personnes handicapées à participer, d’une part en tant qu’électeurs, et d’autre part en étant éligibles. Nous avons expérimenté pour la première fois cette année-là les bulletins de vote en braille : ils ont été placés dans 12 bureaux de vote de la ville de Yaoundé.
Lors des élections présidentielles de 2018, l’expertise du CJARC a une fois de plus été sollicitée. Il était question de transcrire les bulletins de vote en braille de manière à ce que tous ceux du Cameroun puissent en disposer. Nous avons ainsi transcrit des bulletins pour 125’000 bureaux de vote sur l’ensemble du territoire camerounais. Il nous avait également été demandé de transcrire des bulletins de sensibilisation : des affiches, des dépliants et différents outils de sensibilisation utilisés par Elections Cameroun, le but étant de permettre aux personnes non voyantes de participer au même niveau que toutes les autres personnes. Ce fut une expérience extraordinaire. D’après les commentaires des observateurs internationaux, il n’a jamais été vu dans un pays des aveugles voter en utilisant des bulletins de vote en braille !
MEB – Quels sont les défis actuels du CJARC en matière de sensibilisation, quelles sont les revendications prioritaires ?
CB – Les défis actuels du CJARC en matière de sensibilisation sont nombreux. Je les déclinerais sous plusieurs plans.
D’entrée de jeu, je me permets de partager avec vous une expérience récente qui nous encourage et qui nous pousse vraiment à nous impliquer davantage dans une haute méthode de sensibilisation. Au mois de février, nous avons répondu à l’invitation de la Société des ophtalmologues du Cameroun à une table ronde au cours de laquelle j’ai fait une intervention qui a été vraiment appréciée. Je demandais à ces grands médecins de la vue de ne pas hésiter à référer vers le CJARC les cas irréversibles. Souvent, lorsqu’ils reçoivent des personnes atteintes de cécité et pour lesquelles ils n’ont plus de solution, on les laisse rentrer à la maison puisqu’ils ne savent pas qu’il existe d’autres possibilités. A la suite de cette intervention, au moment où je vous parle, 11 personnes ont contacté le CJARC. Ceci nous a montré à quel point ces ophtalmologues peuvent être un pôle de sensibilisation. Nous nous proposons donc d’orienter nos actions de sensibilisation vers les ophtalmologues du Cameroun. Parfois, des gens restent 10 ans, 20 ans à la maison sans savoir qu’il existe des structures de formation malgré tout le travail de sensibilisation que nous faisons.
Un autre défi consiste à aller dans l’arrière-pays (villages, coins reculés…) car il nous a été donné de constater que nos campagnes regorgent de nombreuses personnes déficientes visuelles qui ne savent pas toujours ce qu’il y a lieu de faire. Dans les campagnes, ils n’écoutent pas toujours les médias et ne sont donc pas suffisamment informés.
Notre société est de plus en plus inclusive. Il est important de sensibiliser les pouvoirs publics à prendre en compte la nécessité de l’inclusion dans tous les domaines de la nation. L’une de nos revendications portera sur la nécessité de l’inclusion au niveau de la prise en compte des personnes handicapées dans l’élaboration des politiques. Nous travaillerons également afin que les personnes déficientes visuelles accèdent à des postes de décision. Qu’elles ne restent pas seulement au bas de l’échelle mais qu’on leur fasse confiance et qu’on soit en mesure de leur confier des postes à responsabilité.
Une autre revendication portera sur l’établissement des cartes nationales d’invalidité. Nous avons parlé plus haut d’un décret d’application signé en 2018 portant protection et promotion des personnes handicapées. Malheureusement, ce décret regorge de nombreuses erreurs qui rendent presque inapplicables certains aspects dudit décret. Nous avons noté par exemple la carte nationale d’invalidité. Par le passé, celle-ci était établie pour une durée de 10 ans. La loi actuelle prévoit qu’elle serait établie pour une durée de 2 ans. Le temps d’établissement de cette carte est très long du fait de la procédure très alourdie. Il faudrait au moins deux ans pour une personne de l’arrière-pays pour établir sa carte nationale d’invalidité. Nous revendiquerons la refonte de ce décret d’application car la carte d’invalidité est un outil indispensable pour la personne handicapée en général et déficiente visuelle en particulier. Il faudrait donc la rendre accessible et proroger sa durée afin qu’elle ait au moins 10 ans de validité. Si nous regardons l’exemple d’un pays comme la France, on s’efforce pour que la carte d’invalidité ait une durée indéterminée. Il est inconcevable qu’au Cameroun on fasse un recul en admettant que la carte d’invalidité ait une validité de 2 ans.
Aussi, nous devrons faire connaitre le décret d’application de la loi portant protection et promotion des personnes handicapées. Pour ce faire, nous devrons produire ledit décret dans un langage accessible aux non-voyants, notamment en braille et en audio.
MEB – En quoi l’implication des personnes handicapées de la vue est-elle si importante dans les actions de sensibilisation ?
CB – Il y a quelques années, nous avons célébré la journée des personnes handicapées au Cameroun sous le thème « plus rien pour nous sans nous ». Nous pensons qu’il n’est pas question que d’autres aillent parler à notre place. Nous, personnes handicapées, sommes bien placées pour mieux exprimer nos difficultés, pour mieux faire comprendre nos attentes et nous pensons que le public est plus disposé à écouter la personne qui vit le handicap que d’écouter quelqu’un qui va parler à sa place. Personnellement, j’ai horreur du fait que les gens fassent des choses à ma place. Je suis d’accord qu’on fasse avec la personne handicapée quand cela est nécessaire, mais, il ne faut jamais faire à la place de la personne handicapée. Nombreux sont ceux qui sous-estiment la personne handicapée et pensent qu’on doit faire pour elle, mais nous au CJARC, nous sommes contre cette pensée. Nous pensons qu’il faut accompagner la personne handicapée et l’aider à faire au lieu de faire à sa place.
Propos recueillis par Alexandrine Meunier, responsable du secteur Coopération, le 22 mai 2019.